"The amazing Dr Goffin"
Telle était l’expression par laquelle ses amis américains désignaient cette flamboyante personnalité de nos Lettres, née à Ohain en 1898, élu à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique en 1953, jusqu’à son décès, en son village natal, en 1984.
Il n’y a pas beaucoup d’exemples en effet, dans nos provinces, d’un tel brassage de centres d’intérêt et d’appétits, du droit à la critique littéraire, de la poésie au jazz, des bonheurs de la table à ceux que procurent les belles femmes, du sport à l’Histoire et du roman à la zoologie, d’un arpentage du cadre bucolique du Brabant aux immenses plaines du Mississipi… Goffin, personnalité gargantuesque, amoureuse de la vie, avait une nature bien trop flamboyante pour se contenter d’être le comptable mesuré de quelques jouissances millimétrées. Il voulait tout embrasser. Et c’était un homme de convictions.
Il a connu l’enfance difficile, privée de père. Plaidant au Barreau, il fait acquitter une mère infanticide. Il a eu comme amis des vedettes noires du jazz américain : Billie Holiday, dont il parle dans ses poèmes avec feu et passion, ou encore Louis Armstrong, à qui il consacre une biographie. Spécialiste reconnu de cette musique nègre qui va bouleverser l’Europe entre les deux guerres mondiales, et à laquelle il consacre une somme à travers « Aux frontières du jazz » (1932), puis « La Nouvelle-Orléans, capitale du jazz » et « Jazz from the Congo to the Metropolitan », Goffin est fasciné par l’indécence comme par l’incandescence de ces figures, qui, à l’instar de celle du Rimbaud aventurier en Ethiopie, se décentrent des codes convenus et des bonnes manières de l’Occident.
Antifasciste, réfutant l’Ordre Nouveau, gaulliste, refusant de condamner Léopold III, écrivant sur l’histoire des dynasties européennes, proche des dadaïstes comme du Disque Vert de Franz Hellens et pourtant virtuose du classique, intellectuel se mêlant au monde du sport (la boxe, le cyclisme, l’automobile), juriste rigoureux et poète baroque aux somptueuses métaphores, Goffin n’est qu’en apparence paradoxal. C’est, mutatis mutandis, notre Walt Whitman belge.
Un homme dont son ami Carlos de Radzitski disait que « pour lui, le jazz doit être envisagé sous l’aspect même de la vie, dans ses relations éventuelles avec les autres arts, comme l’émanation spontanée. Dans la poésie de Robert Goffin, Orphée est noir et a troqué sa lyre pour une trompette dorée, celle qui conduit les poètes au son d’une musique à la mesure de notre siècle ».Les années folles comme celles d’un seuil de l’apocalypse, les stars de cinéma, les jazzmen tout autant que les paysages exotiques de l’Amérique ou plus bucoliques de l’enfance brabançonne traversent ces grandes conversations-poèmes, dont Goffin s’est fait une spécialité. Une fois que l’on s’est laissé emporter par ce souffle, cette houle, même s’ils comportent des creux, on n’en revient pas indemne. Mais revient-on indemne d’embrasser la vie avec ferveur ? Goffin est un voleur et un passeur de feu.
Eric BROGNIET